Texte d'Alain Bouillet pour le VIIIeme festival "Art et Déchirure", Rouen, Mai - Juin 2002

"Aussi loin que sa mémoire remonte, Jean-René Laval, - né à Paris, en 1949 - a toujours modelé, sculpté, assemblé les matériaux hétéroclites qu'il thésaurisait. Il a commencé a exercer son activité véritable et régulière de sculpteur au début des années 80, quand il a pu installer un atelier sis dans le jardin de sa maison de Sommières, dans le Gard. Là, il accumule fers, bois, objets divers récoltés dans les décharges ou au hasard de ses promenades, sans se soucier d'exposer un jour les produits d'une activité devenue essentielle et qu'il poursuit quotidiennement, à côté de son métier d'instituteur. De son contact avec l'Afrique (Côte d'Ivoire) en 1976, il a gardé la fascination pour la statuaire et les masques des diverses contrées du continent noir. Il se sent proche de la démarche de Picasso sculpteur, de Tapiès et admire Dubuffet de la fin des années 40. Plusieurs expositions ont , depuis 1998 consacré son art." Ecrit Annie Maillis à son propos.


Et, c'est en l'occurrence à Sommières, lors de son exposition en mai - juin 2000 à l'espace Lawrence Durell, exposition intitulée "Masques et Totems", que je rencontrai l'oeuvre de Jean-René Laval.
Jean-René avec des cornes

Premier étonnement : Par quel hasard ne nous étions nous pas rencontrés plus tôt ! A l'évidence nous fréquentions les mêmes "décharges", les mêmes "dépotoirs", les mêmes "bordilles". Les mêmes objets retenaient notre regard et - pour en avoir discuté ultérieurement - nous y lisions les mêmes devenirs et y décelions des potentialités similaires. Cependant, différence notable : lui soude à l'arc. Quant à moi, pour mes propres productions, j'en suis demeuré à des modes de liens plus archaïques : je ligature, je cloue et, parfois - quand la solidité de l'ensemble le requiert - je visse.


Second étonnement : Les régions Provence - Côte d'Azur et Languedoc -Roussillon en particulier (mais elles ne sont pas les seules à avoir cet apanage) et l'art dit - ou plutôt autoproclamé - "singulier" en général, ne manquent pas de forcenés de la récupération et de génies au petit pied de l'assemblage, susceptible de souder tout sur n'importe quoi. Là cependant, il me semblait être en présence de quelque chose d'autre.


Comment préciser cette intuition ? En quoi, par quoi et comment différencier l'oeuvre de J.R. Laval du travail des autres assembleurs de "récup" et de matériaux "destroy", de vieux outils, d'épaves diverses et de rebuts industriels ? Entre celui qui monte un bigot semi-édenté (un bigot édenté, ce n'est pas un croyant confit en dévotions qui a perdu la moitié de son capital odontologique ... c'est un instrument aratoire de Provence auquel il manque une "dent"...) sur un fer à cheval, une gueuse en fonte ou une section de rail pour y figurer sans ambiguïté (du moins l'auteur l'espère-t-il...) une représentation animalière et "la poule" de J.R. Laval (faite d'une nasse à poisson, d'une penture de volet, de métal et de bois; 1998) ou le "totem aux scies" (statue d'échassier composé d'une bec en lames de resset et d'une somptueuse parure de scies égoïnes attachées par de la ficelle de bottelage ; 1998), il y a un monde.
Un monde qui ne relève pas simplement de la reconnaissance immédiate - fortement induite - d'une similitude formelle ; un monde qui ne se contente pas d'une ressemblance si parfaite soit elle (ce que, la plupart du temps, elle n'est pas...), mais qui suppose un exercice plus délicat, relevant d'une recherche complexe, recherche qui ne se satisfait pas de la simple combinaison de signifiants clichéïques visant à structurer sans ambages la reconnaissance du regardeur.
Une recherche qui oblige ce dernier à faire, inconsciemment, une série d'allers-retours entre ce que perçoit son oeil et la résurgence, plus ou moins rapide, d'une émotion confuse, inscrite en mémoire ; allers-retours qui lui permettent, parfois, de finir par mettre un nom sur quelque chose qui lui est suggéré, qui lui est évoqué, bien au-delà du simple "on dirait" ou des "ça ressemble à", mais qui ne lui revient que parce que ce qui se partage là, dans l'instant, c'est un "regard sur" : une manière de regarder.


Ce que travaille Jean-René Laval, c'est la connivence singulière qu'il entretient avec autrui quant au partage d'un regard sur l'objet : Une façon d'entrevoir dans l'instant, de se ressouvenir et d'aller y voir de plus près. Une correspondance étrange bien que familière, obtuser, latente s'y substitue à une apparence convenue, triviale et stéréotypée. La poule de Jean-René Laval, ça ne ressemble pas à une poule, c'est une poule...
Jean-René avec des cornes Ce regard est en fait le résultat du marquage d'une culture - culture de l'art africain en l'occurrence pour cette exposition des "masques", culture taurine pour des expositions ultérieures - culture que l'on retrouve à l'oeuvre dans les masques contemporains de cet artiste sénégalais, Cheikh Niass, qui trouve son matériau en récupérant sur les plages des déchets rejetés pas la mer (bidons de plastique,tongs, morceaux de filets de pêche, coquillages, etc.), mais qui pourrait être également rapproché du travail de cet autre sculpteur Sénégalais qu'était Moustapha Dimé.
Travail qui consiste à désapprendre - pour qui les appris - puis à retrouver : le geste, les codes et les techniques. Oublier les techniques dit Moustapha Dimé, parce qu'elles ne mènent bien souvent qu'à une habileté de façade, tout juste bonne à "fabriquer des "produits d'aéroport", ces statuettes prétendument primitives qui inondent le marché"*


* Comme l'écrit Emmanuel Daydé, traitant du travail de Moustapha Dimé dans "Moustapha Dimé", catalogue de l'exposition de la Salle Saint Jean, Hôtel de ville de Paris, 16 juin - 19 septembre 1999, 154p. PP34-35.

"Lorsqu'un objet trouvé nous parle, c'est qu'il est une force issue de nos propres réserves de vie" ajoute-t-il, préférant d'ailleurs parler à cet endroit "d'objet retrouvé" plutôt que d'objet trouvé. Comme si le poids de l'histoire vécue par le clou rouillé ou le bois dégradé, les chargeait d'une énergie et d'une beauté particulière et irremplaçable. Et donc, nécessité de se mettre sur la voie du désapprendre pour pouvoir trouver - ou retrouver- le geste ou la technique les mieux adaptés compte tenu des contraintes du moment : Ethnique et esthétique du bricolage telles que le définit Lévi-Strauss, toute activité de bricolage étant régie par une règle implicite : "Toujours s'arranger avec les moyens du bord".


Les moyens du bord ? c'est-à-dire : un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux hétéroclites, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec les projets du moment (ni d'ailleurs avec aucun projet en particulier), mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.
"Lorsqu'ils (entendre : les artistes traditionnels africains) avaient besoin de lier, ils prenaient une ficelle ou un clou. Ils utilisaient tout ce qu'ils avaient sous la main, sans interdit", telle est la leçon que Moustapha Dimé retirera de son étude de l'art traditionnel africain.
Objets retrouvés, les assemblages de Jean-René Laval se cantonnent dans un registre coloré qui, lui aussi, n'est pas sans évoquer l'Afrique : terres latéritiques ocrées, jaunes ou rouges; noir charbonneux des bois brûlés; filasse noire, cuivres ou bronzes vert-de-grisés, rouilles des métaux ferreux, matité ou patine lustrée des bois usagés, etc.


Ce camaïeu suppose de privilégier l'emploi de certains matériaux. Et d'abord, le bois. Soit à l'état brut : branches, troncs, souches d'essences diverses ... mais de préférence dans son état usiné : bois de planche, de tasseau, de chevron, de poteaux téléphoniques désaffectés, de timon ou de palonnier de charrette, voire de planche de coffrage pour autant que les veines du bois y aient été vivifiées par le passage du temps et l'usure de l'emploi. Puis le métal, et principalement le fer - parce qu'il rouille, se teinte d'oxydes ocres, jaunes ou rouges, et finit par se résoudre en dentelles. Le fer sous toutes ses formes : plaques, tiges, brins, fer à béton, clous, anciennes boites de conserve, couvercles et tout ce qui peut se récupérer des anciens outillages agricoles : fourches, faux, bigots, houes à deux ou trois dents, pic, ... mais également des pièces issues de matériels plus lourd : essieu, ressorts, freins de charrettes, barres et dents de barre de coupe, ... la tôle émaillée trouve également son emploi, mais seulement quand sa surface trop lisse s'écaille des avanies et dommages endurés du fait de l'usage.
Cependant, il ne dédaigne pas pour autant les métaux non-ferreux : aluminium, zinc (pour un autre emploi que celui qu'en fit le Montpelliérain Fernand Michel), y compris les tubulures cuivrées des chauffe-eau à gaz, ... à condition, toutefois, que la vie leur soit passée dessus.
Outre le bois et le métal, matériaux de base, le crin, le cuire, l'os la ficelle de botteleuse, le poil de pinceau usagé (si possible englué de peinture), le pneu dilacéré ou non exhibant l'usure de sa gomme striée ou son armature fibreuses quand il est "tubeless", sont également appréciés et bienvenus.
La mise en forme par le regard est première. L'objet aperçu dans le dépotoir est élu parce qu'il a d'emblée, du moins à l'oeil du fouilleur trouveur, laissé entrevoir les potentialités de son devenir. Si le désir et la disponibilité du sculpteur le permettent, cette virtualité peut se concrétiser dès le retour de la trouvaille : l'objet vient de prendre sa place telle qu'elle fut perçue dans un ensemble plus vaste ou bien, par son exceptionnelle présence, il forcera l'agrégation d'éléments en souffrances antérieurement recueillis et jusqu'à présent demeurés inemployés.
Cependant, ce devenir peut n'être pas définitivement déterminé : une station prolongée dans l'atelier, son voisinage aléatoire avec une autre pièce, le rapprochement fortuit d'une accumulation en voie d'inachèvement, etc. peuvent éventuellement infléchir cette prime destinée. Mais il est rare que la "carrière" d'un objet change du tout au tout ... ou alors ce sera à la suite d'une longue maturation et peut être de sa confrontation ou de sa proximité avec d'autres objets qui par infusion, contamination, viendront révéler en lui une potentialité plus prégnante - ou plus propre à lui faire intégrer un ensemble en gésine - que celle premièrement entrevue dans l'immédiateté et l'évidence de la rencontre.


En attendant, Jean-René Laval, fouilleur-trouveur émérite, totémiste laïc, fabricant de demi-dieux païens et de génies apotropaïques, peuple ses restanques de Sommières de créatures étranges et insolites, sentinelles placides et obstinées qui marquent son territoire et qui, les nuits de pleine lune, se doublent d'une ombre pâle, contrepoint énigmatique à la résille argentée du feuillage des oliviers.


Alain Bouillet